Le Moi n’est pas maître dans ma propre maison,
S. Freud
A l’instar de Montaigne, je voudrais aborder plus par devis que par avis le creuset conceptuel du Sujet qui se trouve dans la psychanalyse. Deviser plutôt qu’aviser, c’est exprimer davantage ce qui peut advenir que d’en faire le constat. Je m’efforcerai donc pour cela d’être dans le bien dire. Bien dire ce n’est pas le dire bien, et ce n’est pas non plus dire le bien mais c’est veiller à le dire bien pour que cela cause, c’est-à-dire que cela parle à l’autre, pour que cet autre l’entende. De même chercher à bien dire est un impératif pour que cela cause quelque chose au Sujet à qui l’on s’adresse, au sens que cela fasse acte. Et dans le meilleur des cas, le dire sans que cela ne fasse du mal au Sujet à qui l’on s’adresse. Or, selon la manière dont on pense, le Sujet peut faire dériver, orienter le concept sur un chemin où l’autre n’a plus sa place.
Très utilisé dans le vocabulaire psychanalytique voire psychothérapeutique, comment peut-il se comprendre ? C’est ce que je propose de faire dans ce qui va suivre en revisitant le concept.
Le terme Sujet est ambiguë et polysémique, évidemment dans la psychanalyse, il ne s’agit pas du sujet d’un livre, d’un article, ni d’un tableau, pas plus qu’il désigne un personnage de la crèche ou dans une galette des rois. Pour S. Freud, il est question de celui qui fait énigme par son symptôme puis pour J. Lacan par son Sinthome. Plus globalement en psychanalyse, l’acception classique du vocable Sujet désigne d’abord le sujet de l’inconscient ou plus précisément, depuis J. Lacan, le « sujet de l’énonciation (…) qui se mi-dit dans ses discours plus qu’il ne s’y dit »[1].
L’équivoque de son signifiant souligne pour S. Freud que le Sujet est assujetti à l’inconscient au sens d’une relation de subordination tel « le sujet de sa majesté ». Quant à J. Lacan, selon sa formule : « le désir c’est le désir de l’Autre[2] », le Sujet est donc assujetti à ce Grand Autre. Or, dans cette perspective l’autre, celui de l’altérité, disparaît. C’est là que se situe la dérive égotique voire égoïste dans le pire des cas. En effet, outre le fait que la vox populi diffuse l’idée que l’entrée en psychanalyse ne se termine jamais mais fini par un divorce, on constate souvent en psychothérapie que des patients se plaignent que l’un de leurs proches étant en analyse, s’autorise à faire ce qu’il veut au mépris des désirs de leur entourage. Moi-même, je peux témoigner d’une expérience, où une psychanalyste lacanienne m’imposait un rythme de séance très compliqué à assumer pour moi à l’époque, et comme je demandais plus d’assouplissement notamment pour des contingences familiales, elle me dit avec aplomb : « vous devez choisir entre votre analyse et votre famille ». J’ai finalement choisi la famille.
Certes, le but d’une psychanalyse c’est de faire advenir le Sujet, mais est-ce possible sans tenir compte de l’autre ? Là encore c’est la théorie qui oriente la pratique.
Lorsque la théorie suppose que le Sujet c’est celui qui assume ses désirs en vue d’être une personne responsable, un Sujet libre de sa propre parole ou encore le « Sujet du verbe », l’autre importe peu. Et s’il y parvient il est alors légitimé par son analyste qui considère que l’objectif de ce travail psychique est atteint.
En effet, sachant que c’est précisément le langage qui dénature l’être humain et en fait un Sujet de culture, en l’éloignant naturellement de l’animal par l’effet du langage complexe qu’il cultive à loisirs depuis l’homo sapiens, et plus particulièrement dans l’analyse. Cela laisse à penser que l’accouchement du Sujet a opéré. Or, c’est oublier que ce qui constitue aussi notre humanité c’est qu’un Sujet présente la particularité d’être lié non seulement à l’Autre, mais également à l’autre. C’est-à-dire d’égal à égal, et pas d’ego à ego aujourd’hui, mais de Sujet à Sujet pour persister dans la revendication d’être libre et unique face à l’autre.
Dès lors, si l’on intègre l’autre (le petit) dans la construction du Sujet, la théorie n’est plus la même et la pratique non plus. Le Sujet présente alors cette particularité paradoxale d’être inaliénable et en même temps aliéné à l’autre, au sens de « faire lien » avec l’autre. Ce terme de Sujet est essentiel dans mon approche, car il oriente non seulement notre pratique mais également notre éthique. En effet, le Sujet est un être humain reconnu comme une personne singulière, identifiable, qui demeure capable de rester elle-même tout en étant attachée à un autre. Car être libre sans lien à l’autre est relativement facile mais être Sujet dans une relation à un autre, voire un environnement social, est bien plus complexe.
Etre Sujet, c’est être, non seulement au sens d’un existant mais surtout au sens d’un être en devenir. Un sujet se structure en potentialité puisqu’il advient plus qu’il n’est. Quels que soient ses actes, le Sujet ne se laisse donc pas définir en fonction de ce qu’il fait, même si ce n’est parfois pas cohérent avec ce qu’il montre par ailleurs. Le Sujet ne se justifie pas, il est justifié par un « je suis » et également par un « je fais », c’est-à-dire une personne qui ne renonce pas à ce qu’elle est, mais qui peut changer ce qu’elle fait pour aller vers un « je serai ».
Etre Sujet est à la fois l’objectif d’un cheminement et également une position éthique à l’égard de l’autre qui nécessairement nous encourage à respecter ce dernier comme un Sujet, sinon accompli, du moins potentiel. En effet, être Sujet est un but que chaque être humain recherche plus ou moins consciemment : être libre d’être soi-même quel que soit l’attachement à l’autre, quelles que soient les circonstances. « Toute personne est un Sujet en puissance », c’est vers cet objectif que l’aidant bienveillant, le Coach soutient l’aidé ou le coaché du désir d’y parvenir, et c’est précisément l’objectif de croissance.
Le Sujet est donc un être humain reconnu comme une personne singulière identifiable, qui « Est » et n’est pas que le bon l’objet de l’autre, tout en étant aliéné à l’Autre[3], c’est-à-dire la culture, voire au Radicalement-Autre[4]. Ainsi, l’ambiguïté du terme renvoie à la réalité paradoxale de l’être humain, c’est en cela qu’il est un vocable pertinent pour toute Relation d’aide, de Coaching ou de Psychothérapie. Cette notion de Sujet n’est pas seulement synonyme d’individu ou de personne, car si elle les contient, elle les dépasse également. En effet, un individu, voire une personne peut exister sans être Sujet au sens du but atteint.
Etre Sujet suppose donc d’Etre en relation avec un autre sans en être aliéné, tout en l’étant à bien des égards.
C’est pourquoi « l’aliéné», autrefois nommé « fou », ne se vit pas comme Sujet, mais comme objet de l’autre ou de son délire. Il tente de devenir Sujet en se désaliénant de l’Autre, c’est-à-dire en se coupant de tout lien social, au point de se faire du mal et de mettre l’autre en danger. Il faut alors l’enfermer dans un service psychiatrique ou le contenir à l’aide de psychotropes afin qu’il retrouve un semblant d’équilibre dans le lien social.
De même dans notre société, des personnes handicapées mentales, au statut de majeur protégé notamment, auront du mal à être Sujet, et c’est à la société de les protéger des pervers qui pourraient les cantonner dans une position d’objet pour abuser d’eux. Sans compter bien d’autres exemples dans le champ de la psychopathologie.
Etre Sujet, c’est donc non seulement faire l’objet d’une nomination qui nous singularise mais c’est surtout s’accepter unique et libre, c’est-à-dire séparé de l’autre, tout en se situant dans un lien social qui nous introduit dans la pluralité de la communauté humaine, ce qui suppose une certaine aliénation à des lois sociales ou morales qui transcendent la liberté du Sujet.
Ainsi, le Sujet est donc quelqu’un, c’est-à-dire un individu d’abord, puis une personne, dotée d’un nom propre mais surtout d’une personnalité unique qui le démarque des autres personnes par son histoire propre, pour ne pas être quelconque.
Le Sujet, c’est donc de l’Un, et par l’effet d’une Psychothérapie ou de Coaching du Sujet, c’est une rencontre du Un par Un (même dans un travail de groupe). Car ce dont il est question, c’est du Sujet de l’inconscient lié à son désir ou plus exactement à ses envies, qui constituent la singularité du Sujet.
Un Sujet est non seulement quelqu’un qui n’est pas quelconque, mais qui est surtout capable de rester lui-même tout en étant attaché à un autre ou plusieurs qu’il respecte également comme Sujet. C’est là le plus difficile, car être libre sans lien à l’autre est relativement facile, mais être Sujet dans une relation à l’autre, à un environnement social, c’est bien plus complexe.
Paradoxalement, s’aliéner (au sens de « faire lien ») à un autre, lui-même Sujet permet de le devenir à son tour. C’est pourquoi l’attachement à quelqu’un qui revendique cette position de Sujet permet à cet aliéné de ne plus l’être, puisqu’il lui permet par transfert d’advenir un Sujet libre. C’est d’ailleurs précisément ce qui fonde le dispositif de la relation thérapeutique ou du Coaching.
Un Sujet est donc quelqu’un qui est respecté pour ce qu’il est, c’est-à-dire indéfinissable et non un bon ou mauvais objet que l’on peut définir, cataloguer, apprécier ou rejeter. C’est en cela que le Sujet est corrélé à l’être. Le Sujet, c’est Etre, tout simplement. Car comme, l’énonce Lacan : « Tout ce qui s’est articulé de l’être suppose qu’on puisse se refuser au prédicat et dire l’homme est par exemple sans dire quoi. Ce qu’il en est de l’être est étroitement relié à cette section du prédicat. Dès lors, rien ne peut en être dit sinon par des détours en impasse, des démonstrations d’impossibilité logique, par où aucun prédicat ne suffit. Ce qui est de l’être, d’un être qui se poserait comme absolu, n’est jamais que la fracture, la cassure, l’interruption de la formule être sexué en tant que l’être sexué est intéressé dans la jouissance. »
Ainsi, être Sujet, c’est Etre, non seulement au sens d’un existant, mais au sens d’un être en devenir. C’est finalement une définition eschatologique de la notion de Sujet. En effet, le Sujet n’est pas capturé par l’autre dans ce qu’il fait. Quels que soient ses actes, il ne se laisse pas définir en fonction de ce qu’il fait, même si ce n’est parfois pas cohérent avec ce qu’il est par ailleurs. Le Sujet ne se justifie pas, il s’ajuste s’il est dans l’erreur, sinon il est justifié par un « Je suis », mais également un « Je fais », c’est-à-dire une personne qui ne renonce pas à ce qu’elle est mais peut changer ce qu’elle fait.
Dans cette conception du terme, il n’est donc pas donné à tout le monde d’être Sujet au sens de l’objectif atteint. C’est même le fruit d’un long accouchement vers la Vraie-Vie, la Vie vivifiante, une longue ascèse subjective pour le dire comme J. Lacan. Car une chose est d’être une personne vivante, une autre est d’être le Sujet libre de sa propre histoire, et non assujettie à celle-ci.
Par extension, être Sujet est à la fois l’objectif d’un cheminement, et également une position éthique à l’égard de l’autre. En effet, être Sujet est un but que chaque être humain recherche plus ou moins consciemment ; être libre d’être soi-même quel que soit l’attachement à l’autre, quelles que soient les circonstances. J’ai même montré même que c’est l’effet d’une notion pulsionnelle incontournable. Par voie de conséquence, il en découle une position éthique à l’égard de l’Autre, l’autre de l’altérité qui nécessairement nous encourage à respecter ce dernier comme un Sujet, sinon accompli, du moins potentiel. C’est dire que toute personne est un Sujet en puissance ; c’est même vers cet objectif que le Coach ou le psychothérapeute auquel il s’adresse, le soutient du désir d’y parvenir.
Notre éthique est donc celle orientée vers le Sujet, tel que l’on vient de le définir, c’est-à-dire non seulement un Sujet assujetti à l’Autre (Grand A), mais aussi un Sujet libre qui tient compte de l’autre (Petit a). Elle repose sur notre conception de la Bienveillance, sans chercher la morale du bien ou du mal, en mettant notre énergie et notre professionnalisme vers l’unification du Sujet qui s’adresse à nous. Si elle essaimait à son tour dans la psychanalyse, celle-ci y gagnerait à nouveau. Mais il faudrait pour cela, oser dépasser ses pères devant pour que cela opère.
Bien à vous,
Bruno DAL PALU
Président du C.F.D.P.
[1] Jean Ansaldi, L’articulation de la foi, de la théologie et des écritures, Paris, Cerf, 1991, p.89.
[2] L’Autre qui se lit grand Autre, est un concept de J. Lacan, qui est le lieu des signifiants, que j’ai traduit en langage commun comme la Culture dans lequel le Sujet s’est construit.
[3] Concept inventé par Jacques Lacan qu’il définit comme lieu des signifiants.
[4] C’est un terme inventé par Jean Ansaldi, qui équivalent conceptualisé de Dieu.